« Jusqu’ici tout va bien »*




« Cauchemar ! C’était il y a longtemps et ce n’est pas vrai »¹
Ai-je déjà écrit ma conviction qu’avec En attendant Godot Samuel Beckett tentait d’en finir avec ce théâtre qui avait tenu la scène des Grecs jusqu’au XXe siècle ?
Ça aurait été l’objet d’une thèse universitaire si je n’avais éprouvé par moi-même cette certitude en m’engageant dans les professions du théâtre. Je me suis jeté à l’eau à 25 ans, convaincu que le théâtre était fini et que c’était justement ça qu’il fallait vivre.
Cette folie m’a emporté jusqu’à rôder autour de Beckett dans les rues du quartier de la Santé qu’il habitait, jusqu’à fuir Paris pour ne plus le suivre, jusqu’à faire un procès à ses ayants-droit quelques années après sa mort, jusqu’à jouer devant des salles vides exprès (lui « vidait » la scène, moi la salle), jusqu’à être interdit par la loi de jouer cette pièce, jusqu’à chercher et trouver le pays beckettien par excellence: la Biélorussie post-tchernobylienne, jusqu’à acheter un chapiteau pour mettre en scène ce texte, jusqu’à trouver dans un hôpital psychiatrique le « Lucky absolu » et lui faire travailler le monologue pendant plusieurs années (et le faire jouer en public hors de l’hôpital), jusqu’à proposer à d’autres metteurs en scène de tous jouer en même temps En attendant Godot et d’arrêter de faire du théâtre après, jusqu’à m’endormir sur scène épuisé en pleine représentation (je jouais Lucky)…
C’était à crever.
J’ai commencé à m’en sortir en octobre 1993, empêché par la loi de jouer et renonçant à faire appel du verdict.
Il m’arrive d’aller voir des mises en scène récentes d’En attendant Godot.
Une grande souffrance toujours. Jamais à la hauteur de l’enjeu.
Beckett a lui-même dit qu’il n’y avait aucun sens à chercher au-delà de ce qui était écrit. Les metteurs en scène devraient s’en tenir à « la lettre » qui est particulièrement contraignante. Leur point de vue est presque toujours une restriction, une banalisation, une vulgarisation.
C’est le cas d’une dernière proposition institutionnelle. Elle est signée Jean Lambert-Wild et c’est comme un naufrage des bons sentiments. Nous avons affaire à des amis sur scène et dans la vie. Des gens qui s’aiment tellement qu’ils se soutiennent sur scène et dans la vie. Lucky est un gentil clown triste sur scène et dans la vie. Pozzo lui-même est gentil, c’est dire ! Mais le pompon vient de la distribution africaine de Vladimir et Estragon. Écoutons le metteur en scène: « Je me suis demandé: qui sont Vladimir et Estragon ? À partir du moment où on pense qu’ils pourraient être deux immigrés clandestins en attente d’un passeur, tout résonne autrement. » Ça résonne surtout racoleur et démonstratif. Ah ! si tout le monde pouvait vivre en paix et attendre gentiment Godot sans colère et sans haine. Il est même prévu un débat avec « des spécialistes des migrations africaines et d’ailleurs ». Moi, j’irai surtout pour « d’ailleurs …« Les migrations d’ailleurs », ça fleure bon le grand frisson, le saut dans l’inconnu, le mystère des origines.
Ça se passe à L’Aquarium (Cartoucherie de Vincennes) quarante ans après La jeune lune tient la vieille lune toute une nuit dans ses bras, LE spectacle « engagé » emblématique de ce qu’on appelait à l’époque « création collective ».

Dejarme solo !²
Passons à autre chose. On se déplace maintenant de l’autre côté de Paris, à Saint-Denis.
Comme pour L’Aquarium, du centre de Paris il faut compter une heure de déplacement (métro, bus, tram, pieds). Nous sommes au TGP (Théâtre Gérard-Philipe), autre institution historique. Je n’avais jamais été dans ce théâtre (trop loin, pas mon quartier, pas attiré…) et c’est avec des yeux innocents que j’ai traversé une partie de la ville pour m’y rendre.
Le contraste est violent entre la ville, les gens qui y vivent et ce théâtre, les gens qui y travaillent et surtout les gens qui viennent au spectacle.
En passant la porte (une seule porte d’accès, cinq vigiles visitent nos sacs mais… distribuent le programme), on quitte une masse humaine dont les aïeux viennent tous des Afriques pour accéder à un espace protégé, surveillé, gardé. Le public est exclusivement white spirit et de peau.
Pourquoi suis-je là ?
Bonne question. On est dimanche après midi et je vais passer deux heures à écouter Amedeo Fago me parler de sa famille ! Photos à l’appui, arbre généalogique, films… L’auteur/acteur italien est sur scène, fait quelques menus mouvements pendant une heure trente (lire, plier des vêtements, réparer une poterie) mais sa voix est off et exprime en français la structuration de sa famille depuis 1850.
Bon. Pourquoi pas ?
C’est plus fort que moi, je n’arrive pas à m’abstraire de cette ville. Je reste impressionné par ce que je viens de vivre pour arriver dans ce théâtre. Visiblement, tout le monde s’en fout. Il y a longtemps qu’on ne parle plus de faire du théâtre pour les gens.
L’entrée en matière était violente et prometteuse. Elle nous plongeait dans l’histoire de Tarente, une ville des Pouilles dont on ne savait rien en entrant dans la salle mais qui se jetait sur nous comme la plus grande aciérie d’Europe, destructrice de tout, des ouvriers, des enfants, des mères (des dizaines de milliers de morts !), de la faune et de la flore tant la pollution générée était incontrôlée.
Je n’en raconte pas plus, de toute manière ce spectacle produit et programmé par la MC 93 dans le cadre de la 10e édition du festival Le Standard idéal ne court pas grand risque de susciter un fort engouement populaire…


*« C’est l’histoire d’un homme qui tombe d’un immeuble de cinquante étages. Le mec, au fur et à mesure de sa chute, se répète sans cesse pour se rassurer: jusqu’ici tout va bien, jusqu’ici tout va bien, jusqu’ici tout va bien. Mais l’important n’est pas la chute, c’est l’atterrissage. » Dit par Hubert Koundé dans La Haine (1995), réalisé par Mathieu Kassovitz.
1. Dit par un « liquidateur » de Tchernobyl à la fin du film Le Sacrifice de Wladimir Tcherkoff.
2. Titre d’un album de Michel Portal.