Turquie / Croatie : une histoire aux portes de l’Europe (V. Delannoy)

Aujourd’hui, la Turquie est prête. Debout, solide et en pleine forme. Elle regarde le premier de ses adversaires, tout en restant consciente de ses vrais objectifs. Car la Croatie est aujourd’hui au football ce qu’elle était au XVIe siècle à la guerre : une magnifique petite porte vers l’Europe.

On prendra pourtant soin de noter que les murs Balkans tiennent mieux les ballons que les tirs de canons. Car si les croates s’en sont déjà vaillamment sortis avec une victoire et deux nuls sur trois rencontres avec les turcs ces dernières années, leurs échanges sur le champs de bataille se soldaient plutôt pour un 7-1 en faveur de l’Empire ottoman.

Il faut aussi dire que lorsque Soliman Le Magnifique affrontait ses voisins croates (qui faisaient alors techniquement partie de la Hongrie), il se donnait les moyens de ses ambitions. Avec 100 000 joueurs sur le terrain, armés de fusils et autres canons géants, le sultan ottoman n’entendait pas s’arrêter aux qualifications. Il avait tout au contraire la ferme intention de réussir là où ses prédécesseurs avaient échoués : arriver jusqu’en demi-finale ! Ou, à défaut, mettre un pied solide jusqu’en Europe centrale, à une époque où les guerres d’expansion étaient encore monnaie courante.

Pour cela, Soliman devait entre autres s’emparer des Balkans. Aussi en 1526 rencontra t-il Louis II, roi de Hongrie et de Croatie, lors de la bataille de Mohács. Face à la cavalerie lourde de ses adversaires (les chevaliers étaient, dit-on, des joueurs particulièrement efficaces lors des échanges de contact), Soliman décida de dégarnir le centre de ses rangs et de se placer lui-même en évidence. L’objectif était ainsi d’inciter ses ennemis à s’y engouffrer, comme autant d’Ibrahimovićs à portée de but. Et les chevaliers de Louis II n’en demandèrent pas plus pour charger. L’artillerie et les troupes ottomanes se refermèrent alors sur eux, aussi impitoyablement que des allemands en finale de coupe du monde, version 2014. Dès lors, l’armée de Louis II est mise en déroute, et lui même se noie en fuyant à travers les marais proches. Pas de fair-play sur le champ de bataille.

Carte des conquêtes ottomanes

Dès lors, l’empire ottoman est aux portes de l’Europe – de l’Europe centrale, rappelons-le, car il contrôle déjà tout ce qui se trouve avant depuis un petit siècle. Désormais au contact direct de plusieurs grandes puissances européennes de l’époque (telles que Venise ou le Saint-Empire romain germanique), une dernière phase de qualification l’attend. Et cette ultime étape porte le nom d’une ville : Vienne, dernière place forte sur le chemin de Soliman vers l’Euro édition XVIe siècle. Mais ce sera ici la fin de l’aventure pour les ottomans, qui se retirèrent de la compétition, incapables de percer la défense viennoise. Et si les sultans ottomans continueront d’avoir des vues sur Vienne jusqu’à la fin du XVIIIe siècle, ils ne parviendront néanmoins jamais à s’en emparer – on saluera toutefois une belle tentative en 1683.

Puis, se produisit ce qui devait se produire. La terreur de tous les grands empires : une lente, douloureuse et pourtant inéluctable dislocation. Jusqu’à la disparition de l’Empire ottoman en 1923, et par la même occasion sa renaissance sous sa forme moderne : la Turquie. Que les croates affrontent donc aujourd’hui à grands coups de ballons ronds, très certainement décidés à laver l’affront subi à Mohács il y a tout juste 397 ans.

Mais les relations entre la Turquie et l’Europe ne se limitent pas qu’à des échanges de tirs – que les projectiles soient de cuir ou d’acier. Au fil des siècles, les rapports ont aussi bien été militaires que culturels ou économiques. Et au delà de la question de l’appartenance ou non de la Turquie à l’Europe d’un point de vue géographique, il est difficile de nier l’influence mutuelle et les connexions fortes qui n’ont cessé de la lier aux états du vieux continent : de l’Empire byzantin à l’Empire ottoman et à la Turquie moderne, la région s’est définitivement tournée autant vers ses voisins européens que moyen-orientaux. Et la volonté de connexion avec l’Europe n’a fait que se renforcer au cours de l’histoire récente, jusqu’à nos jours.

Les différentes parties seront tout particulièrement heureuses d’avoir troqué leurs canons pour des accords de libre-échange, et des actes de rapprochement politique. En 1959, la Turquie présente en particulier une demande d’association (et non pas d’adhésion) à la Communauté Économique Européenne, un an et demi seulement après la création de l’organisme international. La démarche aboutira quelques années plus tard, dans une perspective déclarée de faciliter une adhésion ultérieure, en bonne et due forme, à la Communauté. Ces démarches se poursuivront jusqu’à aujourd’hui, avec désormais une Turquie non plus candidate auprès de la CEE mais auprès de sa forme contemporaine qu’est l’Union Européenne.

Mais, aujourd’hui, la question d’une adhésion de la Turquie à l’UE est complexe. L’opinion publique, tout d’abord, est partagée. Côté UE, on se confronte à un climat tendu lorsqu’il est question des rapports avec le Moyen-Orient, sur fond d’une peur de l’Islam et de l’immigration par une partie de la population. La perspective d’une adhésion de la Turquie tend à exciter ces craintes. Côté Turquie, l’opinion publique apparaît également divisée : si pour certains, la perspective d’une adhésion à l’UE représenterait une garantie d’un état davantage porté sur les droits et les libertés, les électeurs du parti au pouvoir (AKP), conservateur et tourné vers la religion, tendent à être largement plus détachés de la question.

A la tête des états, les intérêts divergent également. Historiquement d’abord, l’UE a un intérêt économique à se rapprocher de la Turquie, immense marché de près de 80 millions de consommateurs. Plus récemment, c’est aussi le conflit syrien et la crise migratoire qui incitent les états européens à négocier activement avec le gouvernement turc, carrefour migratoire et puissance régionale majeure du Moyen-Orient. Mais la question d’une adhésion de la Turquie à l’UE reste un sujet sensible pour de nombreux dirigeants, désireux entre autres de ne pas s’attirer les foudres d’une partie de l’opinion publique, et de leur électorat. Quand au président turc, si une adhésion à l’UE offrirait un intérêt économique pour le pays, elle représenterait également une entrave politique pour lui, qui restreint activement la presse et émiette chaque jour davantage la séparation des pouvoirs au sein du pays. Il avait ainsi annoncé, en 2012, que si la Turquie n’obtenait pas le statut de membre d’ici 2023, le pays retirerait sa candidature.

Mais après des siècles de conflits et de rapprochements turco-européens, mettons cette problématique de côté un instant, et intéressons nous à ce qui importe vraiment : aujourd’hui c’est Turquie-Croatie. Alors choisissez rapidement votre équipe, Louis II et Soliman ont déjà la leur.

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