Celui qui voyait par les oreilles…
par Coline Merlo
Le jeune metteur en scène brésilien Marcus Borja monte, dans le cadre du programme SACRe, qui permet de conduire une thèse de recherches théâtrales à vocation de création une œuvre merveilleuse, Théâtre, qui déplace de la vue à l’ouïe le lieu de la représentation. Ce travail initié à l’université de São Paulo se poursuit depuis deux ans grâce à la ferveur des cinquante interprètes… et à la réinvention passionnée de la pratique du chef de chœur.
Nous entrons salle Louis-Jouvet. La pièce est entièrement lambrissée, régie cachée dans les hauteurs, plaisir à l’œil des panneaux de bois clair. Les chaises qui nous attendent sont disposées en cercle. Assis, nous sont transmises d’étranges consignes : poser manteaux et sacs sous nos sièges mais plutôt là qu’ici et sans utiliser le dossier, merci. Mélodies expirantes des portables réduits au silence, rumeur de public qui attend, et le metteur en scène Marcus Borja vient nous accueillir. Silhouette étonnante, hésitant, gracile, la voix douce, avec des inflexions marquant une attention permanente à chacun. Le spectacle va se donner dans le noir. On ne nous prend pas en traître, ni brusquement : le décor nous est présenté. C’est-à-dire que la lumière s’éteint. «Comme nous sommes différemment sensibles à ce qu’une obscurité complète provoque, explique-t-il, il est encore loisible, avant le début, de partir». Nous sommes ensuite invités au voyage « des sens plutôt que du sens », avec « nos paysages, nos couleurs ». Personne ne sort. Cela commence.
Théâtre, conception, mise en scène, direction musicale et travail vocal de Marcus Borja © Diego Bresani
La lumière s’éteint, des pas approchent, ils sont cinquante choristes, qui viennent se placer derrière nous, formant un second cercle extérieur, quand nos visages de spectateurs sont tournés vers un centre. Le chant s’élève de ce cercle derrière nous, et la sensation est si physique qu’on peut s’y adosser, que c’est un mur, tangible et sûr, où s’appuyer. Un appel puissant vient à droite, décline comme la houle pour se concentrer à l’autre bout du cercle, chants et répons liés par cette géographie frémissante. On suit la descente du flot chantant, d’un bord à l’autre. On entend suspensions et attentes, éclats, trépidations d’enfer, rythmes tressés, une joie sans langage connu, puissance jaillissante qui ne cesse pas. Marcus Borja a la grâce du chant. Comme s’il n’avait perçu son existence entière, des premières classes de musique aux vicissitudes quotidiennes de l’adulte, que par les oreilles.
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