Les petites institutions vont être en ligne de mire. Les grandes institutions ne sont pas des lieux de résistance potentielle. Par contre, le réseau des « centres d'artistes autogérés » le sera. Ce sont tous ces lieux, nés pour la plupart à la fin des années 1970 et dans les années 1980 de la volonté du milieu artistique de s'autogérer et de créer ses propres institutions. Les comités de programmation, les salariés, les conseils d'administration sont composés uniquement d'artistes. Et ils vivent de subventions pour faire vivre un projet artistique sur la base individuelle, ou dans l'institution. Les libéraux n'ont pas coupé d'un seul coup, mais ils commencent à inciter ces centres à chercher leurs propres financements. Comme ils savent si bien le faire, ils vont rendre l'exercice difficile en demandant de plus en plus d'exigences. Ce qui revient à imaginer que dans un moment, les discours seront les suivants : « Maintenant, pour qu'on vous donne vos subsides, il faut que vous soyez capables de remplir ces conditions », ou encore : « Certains arrivent à récolter des fonds du privé, donc si toi tu n'y arrives pas, alors c'est que tu dois fermer ». Entre les lignes, c'est privilégier les centres qui ont une visée moins politique, plus commerciale, et petit à petit tout ça va s'effriter. D'un autre côté, il est vrai que certains de ces centres se laissent enfermer dans une vision caricaturale du « centre d'artistes sans visiteur ». On ne peut donc pas se passer d'une redéfinition, de réfléchir aux relations avec les publics, mais sur une autre base que celle des libéraux. Par exemple : est-ce que l'exposition dans un cube blanc est encore la meilleure solution ? Là, on détourne le principe des libéraux, revenant à juger de la qualité d'un événement à la jauge de ses visiteurs. C'est le piège absolu. Et c'est absurde, parce que les échelles sont complètement disproportionnées. Si on accepte de se faire évaluer comme ça, alors on va disparaître.

On touche à des questions vraiment complexes d'accès, de transmission… Si on prend l'exemple de tes affiches, elles sortent et viennent aux gens plutôt que l'inverse.
C'est une question que je me pose beaucoup en effet. Comment faire venir les gens au musée ? Mais cette question est carrément embêtante parce qu'elle est assez paternaliste. Va au musée qui veut aller au musée à la fin. On arrive dans des problèmes délicats. Et puis, pour certains lieux, est-ce que cette question est juste une stratégie pour rendre le lieu rentable ou est-elle posée dans un vrai souci d'éducation populaire ? Si c'est la seconde, je la partage. Et dans ce cas, la question n'est pas le chiffre. Tu peux affréter des bus entiers mais bon, la question n'est pas là. La fréquentation a peut-être un sens plus large. C'est aussi une éducation, nécessaire. Quand des gens font la file et qu'on est contents parce que 400 000 personnes sont venues, je ne pense pas qu'on ait réussi à faire de lien, forcément.

affiches© Collectif Diffuse et Résiste DR

Je travaille actuellement à une exposition « jeunesse » et j'ai l'impression de faire un mouvement vers le spectateur, quel que soit son âge, et de m'inscrire contre l'autisme de l'art contemporain. La perception générale de l'art contemporain n'est pas qu'erronée. Il faut réussir à trouver des formes justes, qui parlent, sans rien renier de son travail. Les deux tableaux sont possibles. C'est là que le jeu en vaut la chandelle et c'est là que ça a un vrai sens politique : parce que quelque chose qui relèverait de la vulgarisation à outrance, c'est une forme de mauvais populisme. Et quelque chose d'érudit pour être érudit, ça revient à se dire « mais enfin, à qui tu t'adresses à la fin ? » Il faut trouver une autonomie qui reprenne les principes de l'éducation populaire : le partage à double sens des compétences et des connaissances.

On a toujours ce double écueil, grinçant et difficile à négocier, d'un côté le paternalisme, dérivant d'une violence qui viendrait d'en haut et, d'un autre côté, le relativisme…
La problématique est bien formulée. Pour beaucoup, je crois aussi qu'il y a quelque chose de confortable, au nom du paternalisme, à refuser une forme de validation par l'expérience publique du travail, à le soumettre à l'épreuve du réel… Mais à mon avis, et s'il y a quelque chose à déconstruire rapidement, c'est la fiction épouvantable du « grand public ». Parce qu'avec cette chose-là, les attaques viennent de gauche comme de droite. Ce qui était formidable avec le Printemps Érable, c'est que, pour une fois, cette distinction-là était complètement abolie à gauche. Les pires ennemis sont ceux qui, à gauche, formulent la « bonne conscience » qui consisterait à justifier le « grand public » en disant que l'art doit être pour tous. Évidemment qu'il doit l'être. Mais à l'intérieur de ce mot d'ordre, on met n'importe quoi. C'est un nœud qui ne peut pas être défait d'un seul coup. On ne peut pas plonger dedans tête baissée, parce que si on tire sur le nœud, on va le resserrer ! Là encore, il faut des stratégies de dérive, trouver d'autres endroits où passer. Le Livre noir de l'art contemporain, c'est le genre de solution que j'ai trouvé à mon échelle. Mon « expertise » sert à miner l'expertise. J'essaie de partager les connaissances pour les mettre sur la table et ne pas rester implicite. C'est une explicitation, pas tout à fait la même chose que l'explication. C'est ma méthode : ne pas prendre le problème de front à l'endroit où il y a une alternative infernale et faire que l'art soit le lieu de d'inventions de méthodes pour redonner du lousse dans le nœud. Le plaisir qui en résulte est partageable.

Propos recueillis par Pauline Perrenot

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