Angélique Ionatos
Le chant de la Grèce

Par Nicolas Roméas et Samuel Wahl

Entretien avec Angélique Ionatos

« La poésie a inventé le monde, et le monde l’a oublié »*



C’est une figure d’Antigone sereine et puissante qui rappelle inlassablement de sa voix douce et rauque où réside la beauté du monde. Angélique Ionatos a fait revivre les mots de Sappho, immense poétesse grecque du VIIe siècle avant notre ère, elle a connu, chanté et traduit Odysseas Elytis, ce grand contemporain qui vécut aussi enfant à Mytilène, elle a chanté des paroles de Frida Kahlo, des musiques et des mots de Mikis Theodorakis, et sa propre poésie qui chemine dans ce pays imaginaire, cette galaxie, cette langue qui est devenue sa vraie patrie quand elle fut arrachée à sa terre. C’est comme si Angélique incarnait quelque chose du plus précieux de notre rêve de Grèce, à la fois archaïque et immédiatement contemporaine, ce pays source, et aujourd’hui martyr, dont Marguerite Yourcenar disait à peu près que « les dieux n’auraient pu naître ailleurs que dans un pays où le ciel entre par la fenêtre »… Elle qui disait aussi : « Tout ce que les hommes ont dit de mieux a été dit en grec. »

L’Insatiable : On s’intéresse beaucoup ici aux sources profondes, archaïques du poème, du théâtre, et je trouve que ce que tu incarnes a beaucoup à voir avec la mythologie qui entoure les origines du théâtre.
Angélique Ionatos : Merci, ça me touche beaucoup. Chez moi, la musique a toujours pris naissance dans les mots. C’est pour ça que j’ai traduit des poèmes de mon poète préféré, Odysseas Elytis. Je n’ai jamais composé sans avoir un texte sous les yeux. Peut-être parce que ma mère était quelqu’un de très littéraire. C’était une femme solitaire qui ne s’occupait que de ses enfants et elle avait toujours un livre entre les mains, c’est elle qui m’a initiée à la poésie, par immersion… Mon père était marin, c’était mon Ulysse et je vivais avec Pénélope. Il a fait son premier long voyage quand je suis née. Mes parents étaient pauvres et, enfant, je vivais avec ma maman que j’adorais, mon père était marin, on ne le voyait pas souvent. C’était Ulysse, pour moi, mon père, il faisait de longs voyages en mer. Son premier long voyage a eu lieu juste après ma naissance et il est revenu lorsque j’avais 2 ans. Ensuite, il partait souvent pour un an et il revenait passer un mois avec nous, je vivais avec Pénélope. Je me disais : je ne serai jamais ma mère, je serai mon père. Quand il revenait, on ne savait pas exactement quel jour il serait là et ma mère essayait de nous le cacher parce que nous étions trop excitées, elle nous envoyait au cinéma… Parfois quand je rentrais à la maison, il m’est arrivé de dire : ça sent mon père… Et c’était l’odeur de sa valise qui avait traversé les océans, je plongeais ma tête dans la valise et il y avait tous les parfums d’Orient et d’Asie. La vie de ma mère, femme de marin, c’était terrible, tous les voisins avaient l’œil sur elle… Je me disais : quelle putain de vie elle a ! Son homme rentrait un mois par an, et la belle-mère arrivait le même jour pour voir son fils. Dans ces conditions, on comprend que sa mère soit neurasthénique… Elle me disait : « Ne dépend jamais d’un homme ! » Je me disais que quand je serais grande je ne voulais pas être Pénélope, je voulais être Ulysse. Il m’a donné le goût du voyage.



Comment es-tu venue ici ?
Nous avons dû quitter la Grèce en 1969, j’avais 15 ans et mon père ne voulait pas que nous vivions sous le régime des Colonels, il nous a envoyées en Belgique. On m’a pris ma patrie juste au moment où je sortais de l’enfance. On m’a emmenée dans un pays que je ne connaissais pas, froid comme la Belgique et j’ai été coupé de mes amis, de ma terre. Nous pouvions revenir en Grèce, mon père pouvait circuler, il était de gauche, mais il n’était pas fiché par la police comme communiste. Mais c’est la langue grecque qui est devenue ma vraie patrie. C’était la dictature en Grèce, mais sur place le discours soutenait qu’il n’y avait pas de torture, de répression violente, en gros que c’était de gentils colonels. Et c’est en Belgique que j’ai appris la vérité sur le régime de Papadopoulos. Pour une adolescente, c’était un peu traumatisant. Et c’est comme ça que j’ai continué à persévérer à vivre dans ma langue. J’ai une passion pour cette langue, c’est une des plus belles langues au monde, phonétiquement et parce qu’elle est fondée sur le signifiant. Au lycée, j’ai étudié un peu de grec ancien et j’ai continué par moi-même. C’est une langue qui me bouleverse, c’est une langue qui ne cesse de signifier, tu ne peux pas prendre un mot sans que l’étymologie ne te raconte une histoire… Comme celle d’Œdipe qui est contenue dans son nom ! Lorsque j’ai été en résidence à La Chartreuse à Avignon, au couvent, pour traduire la poésie d’Elytis, pendant deux mois, il m’arrivait de lire le poème original et de pleurer. Je me demandais comment un poète avait pu écrire ça, comment quelqu’un avait eu l’idée d’écrire des choses pareilles. Ça m’arrive souvent avec Elytis, j’ai un amour infini pour son verbe.

C’est la dynamique créée par l’arrachement, l’exil, qui t’a plongée à l’intérieur de ta langue…
Oui, je suis constituée de cet arrachement. Moi je ne voulais pas quitter la Grèce, c’est mon père qui a dit : « Je ne veux pas que mes enfants grandissent dans la dictature. » Les deux premières années je lui en ai beaucoup voulu. Puis, je lui en ai été très reconnaissante, d’abord parce que ça m’a obligée à apprendre le français qui est une langue que j’adore aussi. Au lycée, j’avais un prof de français magnifique qui m’a fait aimer la littérature française et je me considère comme bilingue, mais le grec c’est quand même ma patrie.

ionatosDR


* Yannis Ritsos.