Free Dance Song dans la Cité !

Par Isabelle Bessis

Christiane de Rougemont est directrice de l’école Free Dance Song dans laquelle ma fille suit une formation de danse. Elle a bouleversé l’image élitiste que j’avais de la danse contemporaine. À travers le travail qu’elle a effectué avec la chorégraphe et anthropologue afro-américaine Katherine Dunham dans le ghetto d’East Saint Louis de 1968 à 1970, elle m’a ouvert des perspectives sur la fonction de la danse comme vecteur d’épanouissement personnel, de communication, et de socialisation. Christiane de Rougemont a consacré une grande partie de sa carrière à la transmission d’une conception généreuse de la danse. Christiane a aussi entrepris de créer un collectif avec des élèves diplômés de Free Dance Song et la chorégraphe Isabelle Maurel, qui dirige les ateliers d’improvisation et les cours d’histoire culturelle afro-américaine à l’école.


Jeune danseuse, Christiane de Rougemont part aux États-Unis en 1964 pour suivre la formation de Martha Graham et rencontre la chorégraphe et anthropologue afro-américaine Katherine Dunham. Un électrochoc sur le plan artistique : la découverte des danses traditionnelles afro-américaines et de celles d’Haïti où Katherine Dunham avait effectué ses recherches dans le cadre de son doctorat d’anthropologie va bouleverser sa vie.

Christiane de Rougemont : Je suivais un cours de Lucile Ellis, qui tenait l’école à New York à cette époque. Katherine Dunham est venue regarder un cours…
D’abord je ne savais pas que c’était elle, c’est à partir du moment où elle est intervenue que j’ai réalisé. Elle s’est adressée au percussionniste, puis à nous, et elle a commencé à danser pour nous montrer ce qu’elle voulait nous faire comprendre. Et là, j’ai été scotchée ! Il y avait une noblesse dans sa gestuelle, une relation avec les percussionnistes… J’avais 20 ans, je n’avais jamais vu quelqu’un s’impliquer dans le mouvement de cette façon. En dehors des ballets du Sénégal en France et de West Side Story, qui m’avait donné envie de venir aux États-Unis, je ne connaissais rien à la gestuelle afro-américaine.

christiane
Ce qu’on appelle danse afro-américaine regroupe les danses créées par les Africains qui avaient été emmenés en esclavage sur le continent américain. On était dans les années 60 et, en même temps que la danse, je découvrais un pan de l’histoire des États-Unis dont personne ne parlait dans les milieux officiels, scolaires etc.

Dunham disait que s’il n’y avait pas eu la musique et la danse ils n’auraient pas survécu, parce qu’on ne peut pas survivre, physiquement et psychiquement, lorsqu’on te dépouille de tout ce que tu es, de ton identité, de ta langue, de tes relations avec tes compatriotes, et de ta spiritualité… Aux États-Unis, ils étaient coupés les uns des autres, les ethnies avaient été très mélangées, ils ne parlaient pas les mêmes langues (c’était voulu, pour ne pas qu’ils se révoltent), donc la danse et la musique leur ont permis de retrouver quelque chose qu’ils avaient en commun.

Elle, son questionnement portait sur pourquoi les gens dansent et elle a fait des recherches sur les danses traditionnelles. Il se trouve qu’en Haïti les esclaves avaient eu davantage la possibilité de conserver leurs traditions qu’aux États-Unis. Ils avaient été moins séparés, c’étaient un peu plus les mêmes ethnies qui s’étaient retrouvées. Ils ont donc pu fonder quelque chose de plus fort entre eux, et ce sont les premiers qui ont éjecté les colons, parce qu’ils se sont battus. Leurs traditions sont donc restées très fortes et c’est ça qui a intéressé Katherine Dunham. Elle a eu un vrai coup de cœur pour Haïti, elle y a vécu, s’est initiée au vaudou, et elle est entrée dans la spiritualité de ces gens. C’est dans sa maison à Haïti qu’elle a élaboré la technique Dunham.

Plus qu’une technique, il s'agit d'un mode de vie, a way of life, comme disait Katherine. La danse c’est quelque chose de très vital pour le psychisme de l’être humain. À l’origine c’est essentiel à l’individu et à la société, à l’individu en tant que faisant partie d’un groupe, comme la parole, le chant, le théâtre, comme tous les arts. Katherine Dunham nous ramenait finalement à la danse dans sa fonction sacrée. Là, le danseur est habité par un mouvement qui est censé permettre à un esprit de se manifester. En fonction du mouvement qu’il va faire, c’est tel esprit qui va arriver et pas tel autre, ça veut dire que la forme n’a pas existé par une décision cérébrale ou esthétique, elle a été induite par quelque chose de vital, de profond, de significatif. 
Le travail sur le rythme et l’écoute est un pilier de la technique Dunham - puisque musique et danse sont indissociables. Le côté soutenant du rythme qui est là en permanence, la pulsation qui t’encadre, te tient, c’est extrêmement puissant au niveau énergétique. Ce sont des savoirs ancestraux : communiquer avec des choses qui sont enracinées dans notre biologie ; comment les tambours vont gérer les énergies, les amener à certains paroxysmes et pas à d’autres ; comment les fonctions organiques vont être dynamisées par ça, ou tranquillisées, ça dépend. On gère des forces qui traversent le corps. Et on les partage. Par la danse on échange à un niveau qui est au-delà des histoires personnelles, politiques, on échange en tant qu’être humain, on peut rouvrir des possibilités de communiquer. C’est peut-être ça qui faisait du bien à entendre, quelqu’un qui pouvait resituer les choses à ce niveau.