[Québec] Un nouveau printemps bourgeonne,
(ou quand « l’eau tiède » bouillonne !)

[2 ème partie]

Par Pauline Perrenot
Suite de l'entretien avec Clément de Gaulejac

Depuis le Printemps Érable, l'art et la société en quelques mots

Au Printemps Érable, l'art est venu donner une voix, un corps. Si de nombreuses pratiques se sont exprimées pendant ces mois de mouvement, elles étaient pour la plupart spontanées, appelées par la révolte et destinées à la faire tenir, la renouveler. Que reste-t-il depuis, quel esprit le Printemps a-t-il soudé et quelles questions l'art se pose-t-il aujourd'hui, en lien avec le politique ?

Le Printemps avait fait émergé de nombreuses expressions artistiques. Comment te l'expliques-tu et d'après toi comment les pratiques artistiques s'articulent-elles au politique au Québec ?
C'est une vaste question, je vais essayer de répondre en m'appuyant sur ce que j'ai vécu, mais qui correspond aussi à ce que beaucoup de gens ont dit . Un espace s'est ouvert. Un espace où il a été possible de faire, dire et recevoir. Les gens restent actifs depuis 2012 pour éviter que cet espace ne se referme. Et moi, si je continue à faire ce travail depuis 2012, c'est aussi dans cette perspective. Le mouvement a vraiment été très créatif. Et ce qu'il y a d'intéressant, c'est que cette créativité n'était pas forcément liée au mouvement artistique. Bien sûr, il y avait des points d'entrée et de sortie. J'avais une pratique artistique avant le mouvement. Mais ça n'a pas été le pan le plus massif. Les pratiques qu'on a pu observer pendant le mouvement sont nées dans et par le mouvement social même. D'ailleurs, beaucoup d'entre elles n'ont pas cherché à s'incarner après, elles n'ont pas cherché à devenir des formes artistiques plus « pérennes ». Je dirais que le mouvement s'est trouvé, s'est donné des formes. Cela, je l'explique aussi par la longueur et la durée de la grève : cette temporalité a impulsé la créativité parce qu'il a fallu inventer pour se renouveler, pour ne pas s'ennuyer et s'amuser aussi. Et j'insiste, ce côté-là a émergé moins du côté artistique que du côté militant et étudiant. Mais ils ne se sont pas redirigés vers le monde artistique. En revanche, beaucoup d'artistes se sont sentis impliqués et sont venus marcher, manifester sur une base individuelle, en tant que citoyen, non en artiste.



Que reste-t-il de cet esprit ? Et au regard du tournant néo-libéral, comment ces relations art/engagement s'articulent-elles aujourd'hui ?
Les artistes commencent à réaliser que les mesures d'austérité les atteignent. On est dans leur ligne de mire sans être, pour l'instant, leur priorité. Comme je le disais, le gouvernement préfère pour l'instant couper sur la santé et l'éducation, là où les budgets sont les plus forts. Mais une chose est certaine : l'idéologie de l'utilisateur payeur menace l'art. Dans leur tête, il faudrait grosso modo que l'art cesse d'être financé par le public, mais qu'il le soit de plus en plus par le privé. L'idéologie travaille ici de manière virulente. Et si jamais le privé ne veut pas le financer, c'est que l'art n'a pas de raison d'exister. On retrouve là le chantage au grand public : dire que si le public n'y va pas en nombre, c'est que ça ne sert à rien. Or on sait que c'est plus compliqué que ça, et que l'art n'est pas qu'un produit de consommation ! Cette notion de « public » doit aussi être comprise comme « espace public », c'est-à-dire dans un sens plus large, qui ne se réduirait pas au seul spectateur qui applaudit, ou à celui qui est identifié dans une forme de consommation. Je crois qu'une lutte a commencé : les artistes ne veulent pas laisser les libéraux définir la sphère de l'art. L'enjeu est dans la redéfinition de l'espace culturel. La leur, c'est la sphère du loisir et de la consommation. De l'autre côté, un certain nombre d'artistes ont le souci de ne pas définir l'art en tant qu'art, celui qui n'aurait aucun compte à rendre au public, complètement hors du monde. 2012 a fait quand même émerger des gens qui se posaient la question du lien art/société, et qui considéraient que l'art ne devait pas être coupé du monde. Donc à mon sens, un des gros enjeux est ici : on a conscience qu'on ne peut pas faire l'économie d'une sérieuse redéfinition au moment où le milieu culturel, qui vit encore essentiellement de subsides publics, pourrait assez vite mourir…

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