Entre chasseurs et chassés, les nouvelles politiques migratoires européennes
Les justifications d’ordres différents se sont succédées ou combinées, notamment dans la manière dont le rapport de domination est conçu. La dialectique de la proie et du chasseur renvoie historiquement au concept de nature, faisant du chassé une proie légitime. Il ne s’agit pas de remettre en question son appartenance à l’espèce humaine mais d’identifier précisément en lui des raisons de l’éloigner de son humanité. C’est chose faite en mettant en avant sa tendance naturelle à être dominé car le chassé ne peut partager la même forme d’humanité que les dominants : réduit à son animalité humaine, l’homme chassé devient un esclave légitime.
L’idéologie de la chasse a pris une toute autre tournure lors de l’avènement de la modernité, avec ce que Marx a nommé la « phase d’accumulation primitive du capital ». Une nouvelle théorie du pouvoir cynégétique prend alors forme sur fond de capitalisme tout en devenant assumé par l’État. Nous vient rapidement à l’esprit la chasse aux « Indiens » sur le continent américain, où chasses-capture et chasses d’asservissement étaient menées de concert pour conquérir le Nouveau Monde. Ce mouvement d’appropriation économique exacerba la chasse aux « peaux noires » qui avait déjà débuté sur le continent africain, mettant les traites négrières au centre d’une économie d’un nouvel ordre, le commerce transatlantique.
Une seconde justification semble prendre le pas et s’articule alors à la première, superposant ainsi les arguments de l’ordre de la nature et celles concernant l’inhumanité des mœurs du chassé, faisant de ce dernier un proscrit, un hors-la-loi. Il y a en apparence un paradoxe, une contradiction évidente et dérangeante dans l’emploi de raisons dites humanistes pour justifier le massacre, l’éradication volontaire de peuples par une forme d’exclusion radicale et meurtrière. Il s’agit là d’une conception bien particulière de l’humanité, celle qui oppose l’humanité des chasseurs conquérants à l’inhumanité nécessaire des ennemis.
Autre paradoxe, celle des théories qui ont eu cours pour justifier le recours aux intermédiaires par un processus d’identification des proies et des victimes. La délégation progressive de la chasse des pouvoirs européens à des intermédiaires africains s’est accompagnée d’un discours de déresponsabilisation notamment dans le milieu esclavagiste et dont la thèse est encore reprise aujourd’hui. La théorisation du racisme impérialiste, faisant des Noirs africains des esclaves par nature, par « zoologisation » des rapports sociaux donnait une toute nouvelle dimension biologique aux arguments antiques. C’est ainsi que la prédation esclavagiste a pu asseoir les fondements de sa pensée, en rendant les proies victimes sans puissance d’agir, mais néanmoins intrinsèquement agents de leur propre aliénation, faisant d’eux si ce n’est entièrement les responsables, au moins les co-responsables de leur destin tragique.
Cette évolution dramatique du pouvoir cynégétique n’épargne pas l’Europe, bien au contraire. Les chasses étatiques de pouvoirs politiques de mieux en mieux organisés ont ciblé successivement les pauvres, les étrangers, les Juifs, les illégaux.
Les chasses aux pauvres ont cela de nouveau qu’elles font appel à des mesures d’enfermement plutôt que d’exclusion, l’idée étant que par un procédé qui les rendrait invisibles, l’on parviendrait à éradiquer la cause du mal. Cette idée simpliste, mais d’une efficacité redoutable, trouve encore un écho aujourd’hui dans de nombreux aspects de nos vies.