Entre chasseurs et chassés, les nouvelles politiques migratoires européennes
Les chasses aux étrangers, quant à elles, mettent en avant un antagonisme national mais qui, on a tendance à l’oublier, est d’ordre social avant tout. La « haine de l’étranger » est bien souvent le résultat d’une mise en concurrence des travailleurs qui, entraînés dans un système d’entre-prédation, sont à la merci des récupérations politiques, et des manipulations idéologiques.
Les chasses aux Juifs relèvent d’un tout autre niveau, leur persécution depuis le Moyen-Âge montrant des formes d’antisémitisme à la fois religieux, politique et social qui ont trouvé de tout temps leur réalisation funeste dans un type de chasse tout à fait particulière : les meutes de chasse, dont la force sociale a rapidement été reprise par l’extrême droite pour justifier et légitimer le racisme et la xénophobie d’État.
Aujourd’hui, même si l’État n’a plus recours aux chasses génocidaires, il garde en mémoire et réactive cependant un nouveau régime d’exclusion légale à l’encontre des apatrides, qui ne sont pas nécessairement punis pour avoir commis un crime mais pour être eux-mêmes une infraction. L’homme exilé est illégal car il est une infraction en soi. Cette conception ne peut véritablement prendre tout son sens que si elle est rattachée à la notion de territoire. En effet, les droits de l’Homme, en principe à caractère universel, se retrouvent inexorablement liés à un système de droits des nationaux et dépendent donc d’une souveraineté territoriale dont l’arme la plus puissante se trouve être un simple document de papier comme unique moyen d’attester de l’existence personnelle d’un individu.
Dans le cadre de l’illégalisation, le processus de mise en péril de l’existence personnelle s’assortit d’une insécurisation juridique et policière, qui à son tour, mène à une condition de vulnérabilité économique. Les trois niveaux d’exclusion jadis utilisés (communautaire, juridique et sécuritaire) réapparaissent ici avec quatre caractéristiques : criminalisation de l’existence, augmentation des contrôles policiers, exclusion des droits humains et mort de papier…
C’est précisément le lien entre existence et identité qui est au cœur du spectacle Ceux que j’ai rencontrés ne m’ont peut-être pas vu du Nimis Groupe. On y reconnaît en filigrane l’un des types de chasse longuement détaillés par Grégoire Chamayou, à savoir cette chasse d’exclusion qui se mue souvent en chasse d’enfermement, afin de rendre invisible pour mieux éradiquer, ou à défaut simplement oublier. Et tout cela au nom de la protection, celle des frontières de l’Europe, de la vision idyllique et paradisiaque qu’elle inspire encore, mais sans toutefois se résoudre à parler de guerre. Quelle que soit la dénomination officielle de ces pratiques de mise à l’écart, l’Union européenne est lancée dans une vaste opération de « déresponsabilisation » par l’externalisation progressive du contrôle de ses frontières.
À cela s’ajoute l’hypocrisie de son appareil législatif et des motivations économiques sous-jacentes aux politiques d’immigration, dénoncée avec humour et une apparente légèreté dans le spectacle. Ainsi, la scène où se succèdent les différents demandeurs d’asile lors de leur rendez-vous de suivi souligne une fois encore le rôle ô combien crucial du document de papier, a fortiori pour des personnes réduites à des termes génériques – les « migrants » – tandis qu’est mise à profit leur situation précaire pour justifier la rhétorique sécuritaire adoptée par de nombreux États européens. L’immigration illégale ne fait pas qu’engendrer des coûts pour ceux qui souhaitent rejoindre l’Europe, elle a permis le développement florissant d’une économie basée sur les nouvelles technologies, les industries d’armement et de sécurité et la bureaucratie1Voir The Migrants’ Files: http://www.themigrantsfiles.com/, avec en toile de fond un paradoxe : l’argument de la protection, généralement détenu par ce pouvoir légitime qui détermine à la fois ceux qui doivent être protégés et les moyens à utiliser pour donner la chasse aux autres…
- Béatrice Minh est chargée de projets à Culture & Démocratie
- Illustration / Céline De Vos – Chemin sécurisé, centre 127 bis
↑1 | Voir The Migrants’ Files: http://www.themigrantsfiles.com/ |
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