Être libre sur le plateau
C’est un saut en règle dans l’inconnu pour bon nombre d’entre nous qui acceptent de participer à cette rencontre. Arrivés à bord d’une voiture de couleur grise, nos visiteurs sont en immersion dans cet univers où chaque jour ressemble à un jour de vacances. Petit déjeuner à 7h45, on nous propose du lait ou du café avec des tranches de pain accompagnées de beurre, de fromage, de chocolat ou de sirop de Liège. Vers 9 heures, on regarde des chaînes non cryptées ou un film sur un téléviseur dans notre chambre. 11h45, c’est le déjeuner. Vers 14 heures, activités sportives et début des « travaux communautaires ». Vers 18h45, repas du soir et nuit. À 20h30, on regarde la TV dans notre chambre jusque tard. La journée d’hier ressemble à celle d’aujourd’hui et de demain. Absolument d’aucun intérêt pour nos hôtes. Pourtant, ils nous sourient, nous témoignent beaucoup d’intérêt et d’amabilité. On n’a jamais vu autant de « blancs » débarquer d’un coup au centre. Que mijotent-ils ? À cette question, nous ne tardons pas à avoir une réponse, persuadés, pour la plupart d’entre nous, qu’il s’agit d’une infiltration des agents du CGRA dans le centre.
Assis autour d’une grande table à manger vers l’entrée principale du bâtiment où dehors de rares rayons de soleil dardent la cour, ça discute et parfois on entend des murmures. Côté résidents, nous sommes 3 Rwandais, 4 Camerounais, 1 Pakistanaise, 2 Sénégalais, 1 Équato-guinéen et 2 Guinéens. Au fil des présentations, nous apprenons que nos interlocuteurs belges, français, suisses et suédois bénéficient du programme d’échanges européen « Prospero », travaillent depuis environ 2 ans autour des questions relatives aux politiques migratoires en Europe. Confrontés à l’illégitimité de témoigner des affres de cette politique sur un plateau de théâtre, ils nous convient, nous résidents, à devenir auteurs et acteurs de nos histoires, de nos souffrances quotidiennes. Avant d’être mis à « l’abri », raconter le voyage depuis son pays natal, la série de démarches avant le dépôt d’une demande d’asile, la vie au centre, l’interview avec l’agent du CGRA, etc. Fondamentalement, la démarche de nos hôtes est au service de notre cause.
Forts de ces indications, nous plongeons au cœur des contradictions de cette Europe dite « moderne ». Comment des millions d’individus, fussent-ils demandeurs d’asile, font face à la violation de leurs droits fondamentaux, et ce dans l’ignorance quasi-générale, sans véritable relais médiatique. Pour moi en tant que journaliste en exil, cette rencontre avec le Nimis Groupe marque une autre découverte : l’amer constat que la liberté d’expression n’est pas un acquis pour tous. On ne peut pas vraiment tout dire ici. En Belgique, « une poignée d’entrepreneurs possèdent la plupart des titres de la presse », s’alarme Reporters sans frontières dans son rapport 20161https://rsf.org/fr/belgique. Certes, cela n’a rien à voir avec la situation de la liberté d’expression au Cameroun, mon pays natal, classé 126e sur 180 dans le rapport de RSF de 2016 où : « Les journalistes qui dérangent sont facilement mis aux arrêts ou accusés de “terrorisme”. »2https://rsf.org/fr/cameroun Mais la situation de la presse est pour le moins préoccupante en Europe en général et en Belgique en particulier. Les journaux appartiennent de plus en plus à des groupes industriels qui contrôlent le pouvoir économique et ont des connivences avec le pouvoir politique. La notion de presse libre se perd avec le parti pris, le manque d’objectivité, les mensonges, les manipulations en tout genre qui ne cessent d’augmenter. On ne peut que s’inquiéter de la marchandisation de l’information, du mélange des genres entretenus par les médias dominants qui faussent le débat citoyen.