Nimis, le pas suspendu de Bernard Christophe
Par Nimetulla Parlaku
Dans ce texte, Nimetulla Parlaku partage son expérience de spectateur assistant à la pièce Ceux que j’ai rencontrés ne m’ont peut-être pas vu du Nimis Groupe. Pour ceux qui n’ont pas vu le spectacle, il décrit certaines des scènes les plus significatives, qu’il commente ensuite avec beaucoup de sensibilité et de profondeur.
Cela commence fort.
On croit aller voir un spectacle, vous savez… acheter un ticket, se glisser dans une salle plus ou moins obscure, répondre à l’injonction d’éteindre notre portable, cette chose qui nous sonne, nous bippe, nous whatsappe ; c’est d’ailleurs, généralement, l’unique moment où une interrogation synchronise la conscience des spectateurs. Le silence s’installe alors et le noir se fait.
On se glisse dans le spectacle avec cette distance propice à une promiscuité solitaire, une navigation à notre rythme hors temps devant le déroulement de la narration jouée sous nos yeux. Ici, rien de tout cela. L’embarquement se fait sans concession. Le langage est ironique mais direct. Par le fait d’assister à une représentation dont certains acteurs n’ont pas de papiers, on vous prévient que vous encourez réellement, tout spectateur que vous êtes, une peine de prison. C’est cinglant.
Suite à la présentation d’un modus operandi à déployer en cas de descente de police, une scène du Songe d’une nuit d’été nous est esquissée. Nous voilà prévenus. C’est un certain type de théâtre politique qui surgit sous nos yeux, celui qui analyse et qui distrait. Un bouton poussoir à la mode des Quizz télé, tribune ambulatoire qui trône sur la scène, est là pour nous rappeler l’indispensable concentration nécessaire à l’écoute du propos collectif qui nous est proposé et la possibilité constante d’intervenir sur celui-ci. D’ailleurs, cette peine de prison qui punit notre inertie confortable de spectateurs aguerris ne sanctionne-t-elle pas justement les prémices d’une prise de conscience qui pourrait nous pousser à agir ? Et, à ce titre, n’agit-elle pas de manière exactement inverse à une autre peine de prison qui, elle, sanctionne le défaut de réaction devant le danger qu’encourt autrui ? Puisque nous voilà pris en tenaille, c’est à nous de décider pour quelle raison nous nous ferions pincer : d’une manière ou d’une autre, l’inaction est punie.
On nous apprend ensuite que tous les acteurs s’appellent Bernard Christophe. C’est une bonne idée. Autant porter le nom d’un homme a priori catholique et blanc, quel que soit notre genre, notre religion ou notre origine ; c’est plus simple, les stigmates s’estompent. Et, à une époque où on ne sait trop à quel saint se vouer, autant choisir, comme patronyme, le nom de deux d’entre eux dont la profession de foi est sans conteste altruiste. Offrons donc l’hospitalité aux voyageurs. Voilà une belle manière de nous enjoindre à vivre notre humanité. En contrepoint, le costard/tailleur, qui dépersonnalise à souhait et que portent tous les comédiens, provoque, lui, un frisson glacial devant cette allégorie du retour en force des cols blancs. Distance volontaire entre la doxa et la praxis ? Le décor est planté.
Nimis lance sa barque sur le conte d’un pays rêvé, un pré carré parfait d’un vert immaculé, une perfection de cliché. S’y déploient les phantasmes d’une jeune réfugiée africaine. Ah ! l’herbe toujours plus verte chez le voisin. Toujours. Déjà, la réalité n’est qu’un leurre aux multiples reflets, aussi nombreux que les êtres qui la composent, aussi insaisissable que l’utopie fugace d’une harmonie universelle.
Le balancier s’active, tableaux d’éclats de vie et petites leçons de chose sur la technocratie moderne s’entremêlent, ponctués par un retour, en boucle, sur le carré vert, fraction certaine d’un damier géant dont la couleur, blanche ou noire, s’est perdue sous la pelouse couverte d’herbes folles. Comme les récits. Tranchants, voire dérangeants, ils nous interpellent sans cesse. Une ironie optimiste les rend audible. Le pathos est celui du songe, il y a de la magie sur scène. Comment s’en étonner ? Une partie des acteurs racontent leur propre histoire, leurs souvenirs de voyage, leur accueil, leur installation. Ce sont des témoignages de première main, la quintessence du récit de voyage, colportés par ceux qui l’ont vécu dans leur esprit et dans leur chair. Des paroles qui passent les frontières et nous jettent à la conscience la violence d’un mécanisme dont la logique inhumaine et mortifère nous laisse pantois. Décidément, il n’est pas bon être nomade par les temps qui courent, quelle qu’en soit la raison. C’est toute l’humanité qui a suspendu son pas et se retrouve immobile, sur une jambe, ne sachant trop où poser le pied, dans ce labyrinthe de prés carrés qu’est devenu le monde. C’est le pas suspendu de la cigogne. Et les comédiens de nous jouer cela avec humour, comme des danseurs ivres de raki prêts à reprendre leur ronde sur le son de bouzouki d’un orchestre de rebétiko, blues languissant des déracinés d’une autre époque. Mais la musique ne vient pas. Les costards/tailleurs veillent.