Nimis, le pas suspendu de Bernard Christophe
Le grincement strident de l’expérience de Milgram se fait entendre. Ce n’est pas encore le syndrome d’Abou Graïb mais presque. Un jeu cruel de questions/réponses fait fleurir le pire de notre humanité. D’un coup, l’autre devient lointain, enfermé dans une camisole sémantique, sujet à une inquisition aliénante que légitimise le pouvoir. Le pouvoir ? Le gouvernement, les institutions, la société, vous et moi en somme, nous. Impossible, à ce stade, de dire, on ne pouvait pas savoir. Ou pire, on ne veut rien savoir. La barque de Nimis a charrié sa part de vérités. Et cela avec une telle maestria qu’il n’y a pas d’échappatoire. Et ils ne vont pas s’arrêter là, non.
Ici, on brasse large. Les cloisonnements éclatent, les faux semblants sont pulvérisés. Comment parler droit humanitaire sans parler économie ? Comment évoquer la détresse des uns sans évoquer la lâcheté des autres, ou leur courage ? Comment donc comprendre sans analyser l’ensemble des paramètres ? Voilà une vraie question, voilà un vrai enjeu que nous propose cette jeune et talentueuse troupe qui s’est forgée autour de ce projet. Oui, la question revient, inéluctable. Quel monde voulons-nous ? Celui que Nimis nous dissèque et qui, sans conteste, est le nôtre ?
Dans notre grande forteresse aux murailles de fils barbelés, protégés par une armée de fortune, il est grand temps de nous interroger. Quitte à rendre le goût de la tomate amer, ce beau fruit un temps exotique devenu le symbole de toutes les oppressions. Comme l’a montré dans son très beau film le cinéaste brésilien, Jorge Furtado1Jorge Furtado (réalisateur), Ilha das flores, 1989, 12min., l’île aux fleurs est un mirage aux allures de déchetterie et la tomate, le lien entre deux mondes qui ne se croisent jamais. Chacun son pays rêvé, en somme. Et chacun ses intouchables. Ses invisibles devrais-je dire. L’autre lointain nous est parfois plus proche que cet autre de proximité. Pourtant, c’est par là qu’il faudrait commencer, avant que la logique répressive ne nous submerge et que nous nous regardions, hagards, avec cette question suspendue dans les yeux : « ah, si j’avais su ! »
Maintenant vous savez. Là, tout près de nous vivent des milliers d’invisibles pris dans un engrenage terrible que nous cautionnons par notre inertie. Il ne suffit pas de jeter un regard effarouché ou choqué sur une lointaine île grecque ou italienne où des vagues d’êtres à la dérive s’échouent ou meurent pour se sentir quitte de toute prise de conscience. Il faut user de notre liberté de circuler ou ce qu’il en reste, pour arpenter les territoires sombres de nos sociétés, débusquer les douleurs que notre mode de vie inflige aux invisibles et combattre ce qui, en fin de compte, nous détruit tous : la liberté sertie dans un écrin d’oppression. Suffocante illusion. Cris dans la salle, la police arrive. La boucle est bouclée, la pièce touche à sa fin. Revoilà la bribe du Songe d’une nuit d’été, entière cette fois. Le propos elliptique des retrouvailles des amoureux est tempéré par une muraille de chair. Le premier obstacle à la communication, aux sentiments, à la rencontre est un corps humain. Futile barrage. Pourtant, c’est là que se situe le problème et la solution. Tout est dit.
- Nimetulla Parlaku est cinéaste et administrateur de Culture & Démocratie
- Illustration / Céline De Vos – HLM sur bord de mer
↑1 | Jorge Furtado (réalisateur), Ilha das flores, 1989, 12min. |
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