Les migrants climatiques en attente de justice
Les exemples de cette « instrumentalisation de l’impératif d’adaptation aux changements climatiques » sont multiples. Romain Felli se penche sur le cas des travailleurs saisonniers en Turquie. C’est une main d’œuvre précaire, ne bénéficiant d’aucune protection sociale, dont l’activité est très tributaire des fluctuations climatiques, de leur répercussion sur les rendements agricoles, et des choix mêmes effectués quant à ce que l’État décide qu’il faut produire (la pastèque, sensible au réchauffement climatique, nécessite l’embauche de nombreux saisonniers au contraire de la production céréalière qui la remplace souvent). Masse salariale informelle, sans droit, elle est aussi facilement licenciée sans conséquence. Il est facile d’interpréter ces licenciés sans recours, sans défense et sans revenus comme les victimes du réchauffement climatique.
Ce n’est pourtant pas selon une action hypothétique sur le climat que l’on peut solutionner cette fragilité des travailleurs saisonniers, mais selon des politiques qui « réduiraient les vulnérabilités sociales pour atténuer les effets » dévastateurs du réchauffement climatique. Les solutions sont connues et ont fait leur preuve : « l’instauration d’une protection et d’assurances sociales serait infiniment plus efficace, car elles permettraient de lisser les fluctuations climatiques d’une année sur l’autre, et de soustraire, partiellement, les travailleurs à l’emprise des intermédiaires (qui négocient les contrats et s’approprient une partie des salaires) et des exploitants agricoles sur le terrain. » (p.193)
Pour une amélioration de la prise en charge des migrants climatiques, il convient de combattre le fait que « l’ignorance de l’histoire, c’est-à-dire de la cristallisation dans le temps des rapports de force sociaux, économiques, de genre et de race conduit trop souvent à prendre pour argent comptant un déterminisme climatique simpliste. » (p.195). Ce sont bien les luttes sociales qui, face aux questions climatiques, prennent en considération toutes ces dimensions historiques et s’investissent dans les dimensions « indigènes, féministes, syndicales », élaborent un concept de « justice climatique » seule à même de penser la meilleure manière de répondre aux migrants climatiques. « Les appels à “politiser” ou à “repolitiser” le climat devraient logiquement déboucher sur une économie politique alternative, solidaire, démocratique et écologique – une transformation de la propriété privée – qui permette de dépasser le capitalisme comme organisateur déterminant de la fabrique de nos vies. » (p.199)
Les luttes sociales sont indispensables mais aussi, à côté et autour, une production intellectuelle et symbolique à même de combattre l’imaginaire négatif inoculé dans l’opinion publique (insécurité, menace économique, perte d’identité nationale). De manière forte très sensible, c’est la voie indiquée par Joëlle Le Marec, enseignante-chercheuse, dans un court témoignage intitulé « Habiter les institutions pour les transformer »1Joëlle Le Marec, « Habiter les institutions pour les transformer », dans Regards décalés sur les patrimoines silencieux, coordonné par Hélène Hatzfeld, HD ateliers henry dougier, 2015.. Elle y met en valeur, au sein de l’université où elle travaille, un patrimoine immatériel trop systématiquement négligé : « D’innombrables parcours, déplacements, d’innombrables inégalités et frustrations lestent les réalités vécues par les étudiants dépositaires de migrations familiales ou porteurs eux-mêmes de ces expériences. Ces récits et ces expériences nous isolent les uns des autres, comme ils peuvent aussi nous relier à certains moments. » (p.58)
C’est ce patrimoine qui fait que les institutions du savoir peuvent encore être habitées et évoluer. Elle le découvre comme « un élargissement de l’espace mental de l’enseignement et de la recherche », lors des nombreux suivis de thèses au cœur de son travail. Là, entre les lignes des savoirs à restituer, se lisent « les trajectoires des étudiants, leurs migrations, leurs expériences » et les façons singulières de s’approprier les connaissances transmises par les institutions, de les enrichir et les transformer, esquisser des façons de voir le monde adaptant ces connaissances aux réalités issues des migrations. Se dessine alors dans l’esprit de Le Marec l’urgence d’une attention élargie, structurée à « ces formes de créolisation de savoirs autrement plus intéressantes, mais difficiles à vivre et à penser, que ne le sont le benchmarking, les classements et les déplacements des personnalités internationales. » (p.62) Où l’on retrouve l’importance des choix économiques et politiques sur le type de savoir produit. Une université obsédée par le benchmarking ne dispensera pas les mêmes savoirs et ne formera pas les mêmes cerveaux qu’une université qui donnerait la priorité à la créolisation des savoirs. (Notons que M. Sarkozy préfère éviter la difficulté de penser la créolisation en prônant l’assimilation et l’enseignement exclusif de l’histoire de la France.)
↑1 | Joëlle Le Marec, « Habiter les institutions pour les transformer », dans Regards décalés sur les patrimoines silencieux, coordonné par Hélène Hatzfeld, HD ateliers henry dougier, 2015. |
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