majorite© Collectif Diffuse et Résiste DR

La philosophe Marie-José Mondzain qualifie de « saxifrages politiques » les « micro-systèmes sismiques » que nous prenons en charge d'abord individuellement, puis qui se diffusent à d'autres. Il me semble que ta démarche est intéressante à l'aune de sa réflexion. Au début, en 2012, tes dessins reflétaient ton bouillonnement. Et petit à petit, et par les affiches, d'autres gens se les sont appropriés. Mais tu ne les signais pas. Ce vagabondage de l'anonyme n'est-il finalement pas la meilleure manifestation de la résistance dans l'art ?
Anonymat et gratuité, c'est sûr. L'anonymat était total au départ. Maintenant, ces dessins sont associés à moi. Parce qu'ils circulent sur internet, y ont accès les gens qui me connaissent. Sauf quand ils sont partagés sur facebook. Comme je ne mets pas de nom d'auteur, ils circulent et je retrouve une forme d'anonymat tel qu'il était pendant le Printemps, quand mes dessins se sont matérialisés en affiches. Ce n'est pas une décision, plutôt une évidence : ce n'est pas un dessin que je fais en mon nom. Mais je ne veux pas non plus disparaître comme auteur. L'anonymat, c'est plutôt une tactique visant l'efficacité plutôt qu'une coquetterie d'auteur, qui ne m'intéresse pas. C'était une stratégie d'efficacité liée, à un moment précis, à leur possibilité de circulation, et à leur possibilité d'être repris. Mais maintenant, ils sont beaucoup moins partagés qu'avant. La rue leur donnait une visibilité hallucinante par rapport à internet, même si c'est une grande fenêtre. Mais sur la toile, les gens voient les dessins s'ils viennent les chercher, contrairement à la rue. Pour la reproduction, je travaillais avec « Diffuse et résiste », un atelier populaire de sérigraphie et de discussion en soutien au Printemps québécois.

Qu'est-ce que tu envisages avec le nouveau mouvement ?
Comme je suis à Paris, je n'ai pas refait d'affiches pour les manifestations qui se déroulent en ce moment, mais je pense que si jamais j'y avais été, j'en aurais refait. Leur impression, leur matérialisation est vraiment liée à une occupation de la rue. Si la rue n'est pas occupée et ne devient pas le terrain de la bataille politique, je n'imprime pas les affiches. Mais si elle le devient, c'est important parce que l'objet vient équiper le manifestant à tous les sens du terme. Les imprimer devient donc une nécessité. D'un point de vue artistique, la rue devient le lieu du débat public, et de mon art. Ça, c'est passionnant, et c'est quelque chose que je ne pouvais pas anticiper. C'est difficile de s'en aller de ces espaces et de retourner dans un cube blanc d'exposition qui devient finalement assez terne !

Mais évidemment, avec ce même collectif, on a envie de recommencer. Comment ça va se passer, je ne sais pas encore. Les affiches se collent, on occupe. Comme mon travail est de plus en plus dirigé vers une réponse au coup par coup des discours, le temps, depuis la production d'une affiche jusqu'à son arrivée dans la rue, est trop long. Mais il y a moyen de dessiner des tendances et dans ce cas, certaines peuvent avoir une voix durable: prenons le cas de l'affiche « L'intimidation doit cesser ». C'était le mot d'ordre que Jean Charest répétait à longueur de temps en 2012, comme si l'intimidation était du fait des étudiants ! L'affiche pointait, au moment de sa production, quelque chose de très précis. Et en même temps, elle joue, encore aujourd'hui sur un temps long. Deux mois, six mois, même trois ans plus tard, malheureusement, elle marche encore ! D'autres ne marchent plus aussi vite.
intimidation
Il s'agit bien de « repolitiser » l' espace public que se sont accaparés les publicitaires. Pendant le Printemps, qu'est-ce qui se jouait dans ce temps de la fabrication des affiches ?
C'est aussi un temps politique. C'était fabriquer le moment politique dans la fabrication ! Ça s'accordait très bien et c'était représentatif de la façon dont fonctionnent les collectifs : sans nécessairement être tous d'accord sur tout, on faisait quand même les choses, et ça, c'est une très grande joie que tout le monde a envie de retrouver. En tout cas, ça pose les bases d'une manière de faire intéressante. Parce que le consensus ne précède pas l'action mais naît de l'action. Ça a l'air tout simplet comme ça, mais c'est fondamental pour comprendre les nouveaux mouvements de gauche. Et la façon dont la gauche a pu souffrir, depuis les trente dernières années, en cherchant toujours à faire précéder l'action d'un sens à donner à l'action. C'est peut-être aussi là que ça rejoint une forme de pensée artistique comprise comme performative : le sens émerge de l'action. Elle n'est pas totalement une conséquence, ni une illustration, mais plutôt un générateur. Ça donne en tout cas beaucoup de matière à penser. Ça rouvre des pistes de pensée dans les moments où l'on se retrouve acculé par le chantage à la catastrophe, le chantage au terrorisme, qui nous donnent l'impression d'un écrasement, d'un étouffement… Ça donne de l'air. Ça n'annule pas les querelles d'artistes et d'égos, mais ce n'est pas grave !

CARICATURE, STÉRÉOTYPES, ET RAPPORTS AUX ÎCONES…


Je voulais revenir sur ta façon de travailler le stéréotype et la caricature. Durant le colloque « Où la création résiste-t-elle ? », tu comparais le stéréotype au « cholestérol », en disant qu'il en existait de bons, et d'autres, mauvais ! Peux-tu expliciter cette idée ?
Je réfléchis vraiment à ça en ce moment. Mon travail naît souvent d'ambivalences. Ça m'embête, parce que j'ai l'impression de me frotter à des choses non résolues. Mais plutôt que de le vivre comme une contradiction qui me mettrait en péril, je cherche à faire de cette contradiction le moteur de ma réflexion. Cette question des stéréotypes vient typiquement se nicher dans ce raisonnement. Parfois, je me dis : « Tu fais des stéréotypes, et les stéréotypes, c'est pas bien, parce que personne n'aime ça ». Souvent, quand on dit de quelque chose qu'il est stéréotypé, c'est pour le dénoncer.

Une auteur m'a aidé à penser le stéréotype en de bons termes : Ruth Amossy. Elle a travaillé sur les clichés, et une de ces réflexions a été un déclic : le stéréotype n'est rien d'autre qu'une chaîne de sens un peu plus longue que le mot, déjà accrochage de signes. On ne décode pas le mot dans la page, on l'attrape dans une chaîne. Le stéréotype, c'est la même chose : c'est une chaîne de sens qu'on ne prend pas la peine de décoder à chaque fois, mais qu'on attrape d'un seul coup. C'est un visage. Une situation. Un café, tu le reconnais d'un seul coup, sans avoir besoin d'identifier la marquise, puis l'enseigne, puis les serveurs habillés en blanc et noir… On est en permanence en train de penser en stéréotypes, c'est-à-dire en unités de sens longues qui nous permettent de saisir les situations d'un seul coup. Donc à la base, c'est ni bien ni mal, c'est juste un fonctionnement, un mode d'appréhension du réel. Finalement, le stéréotype n'est ni bon ni mauvais en soi. Mais par contre, on peut en faire un mauvais usage. D'où la métaphore du bon et du mauvais cholestérol. Quand on dénonce les stéréotypes, on dénonce les mauvais : ceux qui sont instrumentalisés pour des visées misogynes, racistes, ou ceux qui ne sont simplement pas performants.