Qui sont les chanteurs que tu as connus et que tu as le plus aimés, ici ?
Je suis évidemment une inconditionnelle de Léo Ferré, et j’ai beaucoup aimé François Béranger, Robert Charlebois… Mais aujourd’hui, qui peut prendre la relève de gens de cette dimension ? Je n’en vois pas. Ça fait un peu ringard de dire ça, mais je trouve que dans la chanson française il n’y a plus de gens comme Léo Ferré qui était un grand poète. Parfois en le lisant et j’ai l’impression de lire du Baudelaire, quel est l’équivalent aujourd’hui ? Je trouve que la chanson devient très anodine ces temps-ci, ça devient une sorte d’art décoratif, de divertissement (dans ma bouche, c’est un terme très péjoratif)… On demande de plus en plus à la musique et surtout à la chanson d’être divertissantes… D’ailleurs, c’est simple, quand on écoute des disques d’aujourd’hui, on a très souvent l’impression que la voix devient accessoire, qu’elle passe au second plan. On l’éloigne, il y a beaucoup d’effets techniques, de réverbe, etc. Il ne faut pas que la voix dérange, il faut que ça soit décoratif, sans même parler de l’hégémonie de la langue anglaise.

D’après toi, où en est l’art en Grèce aujourd’hui ?
La situation est tragique, aucun musicien n’est payé nulle part. Par exemple, ma camarade Katerina² donne des cours dans une université de Thessalonique depuis six mois, et elle n’a jamais été payée, ils n’ont plus d’argent ! Tous les comédiens que je connais jouent gratuitement. Nous avons fait un concert dans la plus grande structure musicale athénienne, le Palais de la Musique, mais nous n’avons jamais été payés… Les artistes qui restent en Grèce font carrière dans le commercial, ceux qui sont vraiment engagés ont beaucoup de mal, beaucoup d’entre eux font carrière à l’extérieur.
Je suis absolument dégoûtée par la vie politique actuelle, je ne peux pas accepter la ploutocratie, c’est quelque chose qui me désespère dans l’humanité. Heureusement, il y a les poètes et il y a la musique qui me donnent le goût de vivre. Ce que je sais faire, c’est la musique et la poésie, j’ai fait dix-neuf albums, c’est ainsi que j’agis. Il y a une très belle phrase de Yannis Ritsos : « La poésie a inventé le monde, et le monde l’a oublié. » Je pense que nous cherchons tous ça, inconsciemment ou consciemment, dans notre vie. C’est ça qu’on cherche, sinon, on fait quoi sur terre ? On mange, on travaille, on fait l’amour et on meurt… Le seul sens que peut avoir notre vie se trouve dans la poésie. La poésie nous aide à sortir la tête de l’eau, à respirer.
Parfois, quand je suis vraiment désespérée, je prends ma guitare et je joue et c’est vraiment comme si je prenais un masque à oxygène parce que je n’arrive plus à respirer.



En grec ancien, le poète c’est ποιητής (piitís), c’est-à-dire celui qui crée, le démiurge. Et dans la bible grecque, Dieu est appelé le poète, le poète du monde. Là, je suis croyante, parce que pour moi la nature est poésie. Quand je regarde la nature, je me dis : ça, c’est la poésie pure. Et mon espoir renaît lorsque je lis la poésie. Je me dis : « Si un homme a pu inventer ça, c’est quand même le signe que l’être humain peut exister. » À côté de ça, il y a des gens qui prennent un salaire de trente millions d’euros par an pendant que d’autres crèvent de faim… J’ai connu Odysseas Elytis, il vivait dans un appartement minuscule en plein Athènes, un deux pièces. Quand on arrivait chez lui, on n’en croyait pas ses yeux, c’était tout petit et c’était bourré de livres du sol au plafond, tu ne pouvais pas bouger… C’était quand même un prix Nobel, c’était un vieux monsieur… Je vivais avec sa poésie, avec lui, depuis mon enfance et la première fois que je l’ai vu, j’avais 28 ans. Quand il a ouvert la porte, tout humble, tout simple, je me suis dit : c’est ça, un poète. Je ne peux pas le lire sans pleurer. Je viens de publier un ouvrage de traductions de ses poèmes³. J’ai toujours fait des traductions du grec au français, parce qu’une fois que j’ai été capable de parler la langue française, j’ai découvert ma propre langue, j’ai entendu la musique de ma langue. Quand on est dans une langue, on n’entend pas sa musique, il faut en sortir pour l’entendre. Petite fille, j’ai entendu le français sans le comprendre et je sais la musique que ça fait, une très belle musique, c’est une très belle langue… Mais il n’y a pas plus grand équilibre entre les consonnes et les voyelles que dans la langue grecque. Les Grecs sont les premiers à avoir écrit les voyelles, avant on n’écrivait que les consonnes… C’est génial, d’écrire les voyelles.

Tu ne fais pas de politique, mais de temps en temps le monde se rappelle à toi, comme lorsque Mediapart t’a invitée à un concert pour Syriza au Théâtre de la Ville…
Oui, j’étais vraiment très heureuse de faire ça. C’est ça qui devrait être notre moteur, l’émerveillement de la vie, ce printemps, ces arbres mort qui se mettent à revivre et à bourgeonner. Nous avons perdu la capacité d’émerveillement. Quand je prends le métro je suis désespérée : une personne sur deux est branchée à son portable et ignore totalement le regard de l’autre. Les yeux et les oreilles bouchées. Il y a des gens qui entrent, qui sortent, qui viennent chanter, ou mendier… Et ils ne voient pas, le regard de l’autre n’existe plus pour la majorité des gens, alors à plus forte raison, la poésie… Je suis toujours étonnée quand des gens viennent me voir et me disent : «Vous nous aidez à vivre». C’est très étrange, je ne me pense pas artiste dans le quotidien. Quand je suis dans des jours d’absolu désespoir je prend ma guitare et je chante et je fais de la musique, c’est un réflexe de survie, c’est tout. À un moment donné, le désespoir te submerge et tu te dis : la seule solution pour ne pas me flinguer c’est de prendre ma guitare et jouer.

Propos recueillis par Nicolas Roméas et Samuel Wahl


2. Katerina Fotinaki, avec laquelle Angélique Ionatos a enregistré l’album Comme un jardin la nuit et produit de nombreux concerts dont celui au théâtre de la Ville parrainé par Mediapart en hommage à la résistance du peuple grec.
3. Odysseas Elytis, Le Soleil sait, traduction Angélique Ionatos, Cheyne éditeur, 2015. « Une anthologie vagabonde où Angélique Ionatos nous invite dans le monde d’Elytis, qu’elle a longuement connu. Ce libre parcours à travers cinquante ans de l’œuvre du prix Nobel de littérature est servi par une traduction intime et lumineuse. »



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