Même pour nous, le grec est une langue extrêmement importante, ne serait-ce que par le chemin de l’étymologie des mots et, bien sûr, la culture grecque, c’est l’origine de notre philosophie, de notre théâtre… Est-ce que tu vas jouer en Grèce de temps en temps ?
Oui, je vais en Grèce tous les ans ou tous les deux ans faire un concert, mais je crois que pour eux je suis quelque chose comme un Ovni, ça les dépasse complètement, quelqu’un qui est parti aussi jeune et qui a fait dix-neuf disques en grec, dans un pays étranger… Ma musique est nourrie de la musique démotique grecque¹ que j’ai entendue petite, mais aussi de Léo Ferré, du flamenco, des Beatles, etc. Et je pense que pour mes compatriotes, ma musique est un peu étrange. Rythmiquement, ils sentent que je suis grecque, mais ma manière de composer les étonne…

Est-ce que tu penses que la façon dont tu composes à partir du texte a quelque chose à voir avec les sources du théâtre grec, avec la façon dont Eschyle ou Sophocle écrivaient ?
christianeDR
Je ne sais pas, je n’écris ni ne lis la musique, je suis une autodidacte. Si on me met une partition sous les yeux, je ne sais pas la décrypter… Mais j’ai une très bonne mémoire musicale, j’enregistre mes chansons et je les travaille par couches successives. J’ai chez moi un très gros livre qui s’appelle le savoir grec et j’y ai lu que Pythagore avait inventé un semblant de partition, une écriture pour la musique… La musique était obligatoire pendant une certaine période de l’Antiquité, tout le monde apprenait à jouer d’un instrument. Mais dans ce livre il est dit que lorsque vous voyez sur des fresques ou des vases grecs des gens qui jouent de la musique en lisant quelque chose, ce ne sont pas des partitions, ce sont des poèmes. Ça m’a beaucoup ému, je me suis dit que je travaillais comme eux, à partir du texte… Alors oui, je me sens dans cette filiation, dans ce lien entre la poésie et la musique, dans ma façon d’écrire la musique à partir des mots. Lorsque j’ai lu ça je me suis dit : je suis vraiment une Grecque. Je fais beaucoup de musique entre les mots, mais je pars toujours du texte !
Tu retournes souvent là-bas ?
J’ai acheté une maison sur l’île de Lesbos, celle d’Elytis et de Sappho. Les Grecs sont très curieux des gens qu’ils ne connaissent pas et à plus forte raison sur une île où il y a très peu d’habitants… Un jour, je me promenais sur la plage avec mon fils Alexis, un vieux monsieur s’est approché de nous et il m’a demandé : « Tu es de qui, toi ? » Autrement dit : qui est ton père ? Je lui ai répondu : « Vous savez, même si je vous dis de qui je suis, ça ne vous dira rien, parce que je ne suis pas de l’île… » Alors, il m’a dit : « Mais pourquoi es-tu venue sur notre île ? » Et moi : « Je suis venue sur cette île parce que je l’ai aimée, j’ai connu l’un de vos poètes et c’est comme ça que je suis venue et que j’ai acheté une maison sur la colline de Siviana… » Alors il m’a raconté : « À Siviana, il y avait un énorme cyprès qui allait jusqu’au ciel, et c’est là que la poétesse Sappho, dans l’Antiquité, amenait ses élèves et leur faisait cours. » J’étais très émue… J’avais mis les textes de Sappho en musique et c’est là, sans le savoir, que j’avais trouvé ma maison. Je l’avais achetée à cause d’un figuier immense, très vieux, majestueux, qui s’étalait comme un roi. La maison était en ruine, et j’ai acheté le terrain pour ce figuier.

Tu n’as pas eu envie d’aller jouer en Grèce, à l’occasion de l’arrivée de Syriza au gouvernement ?
Je ne vis pas toujours en Grèce, je suis ce qui s’y passe, bien sûr, mais je transporte surtout en moi une Grèce imaginaire…

Tsipras et Varoufakis ne sont-ils pas en quelque sorte des héros de cette Grèce imaginaire ? Il y a chez eux quelque chose de ce que nous aimons profondément dans la culture et l’histoire grecques…
J’étais très heureuse quand Syriza est arrivé, je volais de joie et, en même temps, je savais, j’étais certaine qu’ils feraient tout pour les anéantir. Ils sont en bonne voie d’y parvenir, pour que ça ne fasse pas boule de neige en Europe, avec Podémos et d’autres… Je suis très blessée par mon histoire avec la Grèce. Quand j’étais enfant, on me disait que la Grèce était pauvre, mais je voyais que les gens étaient tellement heureux, tellement ouverts, personne n’avait faim… Et l’année dernière, je suis allée voir ma mère à Athènes et là, tout d’un coup, je ne voyais plus que des gens qui fouillaient dans les poubelles, à un point que je n’avais jamais encore imaginé. Sur dix millions de Grecs, il y en a trois millions qui n’ont aucune couverture sociale et de santé. En revanche, l’Église a beaucoup de moyens, de terres. Je n’aime pas les popes, mais je pense que c’est par tradition filiale : mon père était très anti-clérical. La seule chose que j’aime dans l’église orthodoxe, c’est la musique, mais ils n’y sont pour rien : c’est la musique byzantine. On est obligé de mettre notre religion sur notre carte d’identité, j’ai vraiment horreur de ça, moi qui suis athée, ou plutôt agnostique (quand je suis en Grèce la nature me rend presque croyante). Il y a des matins où je vois le soleil se lever depuis la Turquie, il vient, il monte, il me touche… Je me dis que je ne peux pas ne pas voir ce spectacle-là. Chaque fois que je reviens de Mytilène, je pleure pendant un mois. Qu’est-ce que je fais à Paris, loin de la mer ? Je suis issue d’une vieille famille de Céphalonie, à côté d’Ithaque. Mon grand-père était de là, mais à un moment il a eu des ennuis, c’était un aventurier et il est allé en Égypte où il a rencontré ma grand-mère à laquelle il a fait sept enfants, dont mon père…

Quand je vois passer des informations sur toi, des vidéos, je me demande toujours d’où tu es, où tu te situes, quel est ce parcours qui n’est ni mainstream ni vraiment marginal « à la française »…
Je ne suis que là où j’ai où j’ai envie d’être. Je fais exactement ce que j’aime faire le plus au monde, je n’ai jamais eu faim, je n’ai jamais été riche non plus, mais je me dis que j’ai énormément de chance de vivre en faisant ce que j’aime. Je n’ai jamais eu à mettre de l’eau dans mon vin pour faire ce que j’avais envie de faire. J’ai toujours trouvé des partenaires qui m’ont soutenue et qui m’ont fait confiance, comme le théâtre de la Ville ou le théâtre de Sartrouville… Je dis souvent non, et je n’ai jamais regretté ce que j’ai fait. Je n’ai jamais eu à lutter pour ça. Ce que je n’aime pas, je ne le fais pas, par exemple j’ai horreur des mondanités et je ne suis jamais dans ce monde…

ionatos© Ulysse Lefebvre DR


1. S’emploie pour parler de la musique populaire contemporaine.